Faut-il avoir peur des cue-bids ? (1)

Paul Gauguin (1848-1903) : Nafea Faa Ipopo (Quand te maries-tu ?), 1892, l’enchère la plus chère du monde : tableau vendu 300 millions de dollars au Qatar en 2015.

Les nombreuses échanges entre ce site et ses lecteurs, ainsi qu’une longue expérience de l’auteur, montrent à l’évidence, non pas une méconnaissance de la notion de cue-bid, mais plutôt une grande réticence à les employer. Faites l’expérience dans votre club. Notez les cue-bids de toutes sortes que vous voyez passer à votre table. Vous verrez qu’ils ne sont presque jamais employés que par des joueurs d’au moins 2ème série majeure. Et pourtant, l’enseignement du bridge fait mention du cue-bid dès la première année de bridge, particulièrement en défense. On parle également assez rapidement des cue-bids de l’ouvreur. Mais ils ne viennent manifestement pas à l’esprit des joueurs non chevronnés. Il n’est pas question ici de reprendre toutes les circonstances de l’emploi d’un cue-bid : vous trouverez d’innombrables exemples dans les cours. Le but de cet article est seulement de tenter de dédramatiser son emploi, car de toute évidence, le cue-bid fait peur. Or, il n’est pas, loin de là, réservé à l’élite du bridge.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un cue-bid ? Le mot paraît bien barbare. De fait, même dans la langue anglaise, ce mot n’existe qu’au bridge. Il vient de bid, enchère, et cue, qui ici signifie alerte, signal. C’est donc une enchère destinée à attirer l’attention du partenaire. Elle ne peut évidemment se faire que dans une couleur dont les deux partenaires savent qu’elle ne pourra pas servir d’atout. Et bien entendu, elle est toujours 100% forcing (nous verrons que c’est même un de ses rôles principaux). Voici la définition donnée par l’Encyclopedia of Bridge de l’ACBL (American Contract Bridge League) : « une enchère forcing dans une couleur que l’enchérisseur ne peut pas choisir comme atout. Ceci s’applique 1°) aux enchères dans une couleur de l’adversaire, à n’importe quel niveau ; 2°) aux enchères de contrôle à haut niveau après qu’un fit ait été agréé soit directement soit implicitement. On peut aussi utiliser le terme cue-bid pour une enchère qui n’est ni une couleur de l’adversaire ni un contrôle ». Fin de citation. En pratique, et pour nous en particulier, l’expression « cue-bid de contrôle » est aujourd’hui le plus souvent remplacée par « contrôle » tout court, et on réserve dans à peu près tous les cas le terme de cue-bid à la nomination de la couleur de l’adversaire. Voici toutefois un cas où ce terme est utilisé à tort, bien que l’expression soit entrée dans le langage courant : « après un changement de couleur 1 sur 1, le cue-bid de la couleur du répondant est naturel ». Exemple : S 1 – O passe –N 1 – E 2. Cette enchère de 2 est en effet naturelle, indiquant 5 belles ou 6 cartes à, et le désir de jouer cette couleur même avec une répartition adverse 4-1. Il s’agit bien ici de la couleur de l’adversaire, mais ce n’est en aucun cas un cue-bid, car on désire justement jouer cette couleur, ce qui est contraire à la définition même du cue-bid : un cue-bid naturel est un oxymore ! En revanche, dans le même exemple, la nomination de 2 par le n°4 Est aurait été un vrai cue-bid, exprimant que l’on veut jouer dans l’une des deux autres couleurs, ♣ ou ♠.

Michel Bessis a écrit un long article sur la question des cue-bids dans  Le Bridgeur n°721 de septembre 1999. Cet article a été publié sur Internet (cliquez sur le lien), et il n’est évidemment pas question de reprendre ici toutes les situations. J’en retiendrai seulement quelques grandes lignes, qui donneront lieu à des liens avec les cours correspondants.

Les cue-bids du joueur n°2, l’intervenant. Nous sommes dans le domaine des cue-bids Michaël précisés, bien connus, et intégrés dans le SEF (SEF 2012, p. 58). Ils sont aujourd’hui indispensables à connaître. Rappelons simplement qu’autrefois l’intervention par 2SA sur une ouverture de 1 à la couleur adverse signifiait bicolore majeur sur une ouverture mineure, et bicolore mineur sur une ouverture majeure. Aujourd’hui, l’enchère de 2SA désigne toujours les deux couleurs restantes les moins chères, quelle que soit l’ouverture. Exemple : S 1 – O 2SA promet, chez Ouest, un bicolore ♣-. Vieux bridgeurs, mettez-vous au goût du jour ! Rappel : sur 1♣, 2♣ n’est pas un cue-bid mais une enchère naturelle, mais c’est 2 qui promet un bicolore majeur sur les deux ouvertures mineures possibles. Remarque (voir le paragraphe introductif) : littéralement, 2♣ sur 1♣ n’est pas un cue-bid (car naturel), et 2 sur 1♣ en est un (car artificiel) ! De même, 3♣ sur une ouverture majeure devrait s’appeler cue-bid, désignant un bicolore avec l’autre majeure et . Si vous voulez vous rafraîchir la mémoire, voyez le cours sur les cue-bids Michaël précisés.

Mentionnons pour mémoire les cue-bids à saut de l’intervenant : après une ouverture majeure, par exemple S 1 – O 3, ils demandent l’arrêt en face pour jouer 3SA. En d’autres termes, il y a 9 levées visibles si le partenaire arrête la couleur, en général avec une belle longue mineure et un arrêt dans les autres couleurs. Le partenaire dit 3SA s’il arrête la majeure annoncée et 4♣ sinon. Après une ouverture mineure, ce ne sont pas des cue-bids, mais des enchères naturelles, barrage avec 7 cartes. Exemple : S 1♣ – O 3♣, où 3♣ est un barrage.

Les cue-bids du joueur n°3 (cue-bid du répondant). Ces cue-bids font partie de ceux qui sont largement oubliés par les joueurs peu chevronnés. Ils sont de plusieurs sortes : les cue-bids simples (directement après une intervention adverse à la couleur), les cue-bids à saut (dans les mêmes circonstances), et les cue-bids après intervention bicolore (Michaël cue-bid : ce sont des cue-bids sur cue-bids !). Nous ne parlerons aujourd’hui que des cue-bids simples, c’est-à-dire survenant juste après l’intervention, et sans saut. Ils sont de nature différente en fonction de l’ouverture, mineure ou majeure. En effet, après ouverture mineure, l’obsession est de trouver un contrat à SA, alors qu’en cas d’ouverture majeure, on cherchera plutôt à y jouer. Au préalable, rappelons une notion fondamentale, à ne jamais oublier : on n’annonce un cue-bid que lorsqu’on n’a aucune enchère naturelle à sa disposition. Le corollaire, pour le partenaire, est que toutes les enchères intermédiaires entre l’intervention et le cue-bid ne pouvaient pas être annoncées. Il faut donc y réfléchir et passer ces enchères en revue en se demandant pourquoi elles n’ont pas eu lieu (démarche, il faut le dire, rarement effectuée)… Autre rappel, cette fois plus évident : le cue-bid élevant notablement les enchères, ne peut évidemment pas s’annoncer sans un jeu fort, pratiquement forcing de manche. Ce cue-bid est forcing ET auto-forcing, et promet donc au moins 11H, plutôt 12H ou 13HL.

1°) Après une ouverture mineure, il y a deux possibilités lorsque l’ouvreur entend un cue-bid de son partenaire : a) Soit le répondant cherche un arrêt dans la couleur d’intervention pour jouer 3SA. Exemple (main de droite, en Nord) : après le début S 1♣ – O 1 – ?, Nord, cherchant évidemment une manche à 3SA, n’a d’autre enchère que 2 : « partenaire, as-tu l’arrêt  ? ». b) Soit il est fitté, mais avec une main trop forte pour un soutien direct, et sans couleur annexe à annoncer (ce qui serait prioritaire). Exemple (main de gauche, en Nord) : après le même début, l’enchère serait la même, 2. Evidemment, l’acception prioritaire, pour l’ouvreur, est la première de ces options : il doit dire 3SA avec l’arrêt , et trouver une autre enchère s’il ne l’a pas. Nord annoncera alors son fit (4♣) qui, différé, deviendra plus fort et forcing de manche. Les enchères de soutien direct étaient ici impossibles : 3♣ n’est pas assez fort, ni forcing. Et 4♣ aurait peut-être inutilement ou dangereusement dépassé l’enchère de 3SA. Il ne restait que le cue-bid à 2. Voir le cours : Le camp de l’ouvreur après intervention (3).

2°) Après une ouverture majeure, la recherche d’un arrêt pour SA s’effectuerait par le biais d’un contre Spoutnik suivi d’un cue-bid. Le cue-bid direct s’emploie donc exclusivement avec une main forte (11H, c’est-à-dire au moins 13HLD, et plus) comportant un fit d’au moins quatre cartes dans la majeure du partenaire et déniant une bonne enchère naturelle. Cette enchère est donc très forte et naturellement forcing de manche. Elle peut permettre, assez souvent, d’explorer un chelem, le partenaire connaissant d’emblée le fit 9ème et la force minimale de la main (rappel : eh oui ! Il y a des chelems après intervention…). Mais attention : contrairement à ce qui se faisait autrefois, ce cue-bid ne promet strictement rien dans la couleur adverse, qui peut ne pas être contrôlée du tout. Exemple (main de droite ci-dessus, en Nord) : après S 1 – O 2♣ – ?, Nord a une main beaucoup trop forte pour un soutien direct (19HLD). Ne pouvant changer utilement de couleur, il fait un cue-bid à 3♣, promettant formellement, cette fois, au moins 4 cartes à.

Ne voulant pas abuser de l’attention du lecteur ni mettre à mal ses méninges, je propose de remettre la suite de ce chapitre passionnant que constituent les cue-bids au prochain numéro. Et bonne année bridgeuse à tous.

Version imprimable de cet article : cliquez ici.

16 commentaires sur “Faut-il avoir peur des cue-bids ? (1)

  1. « Un cue-bid naturel est un oxymore !  » … dites-vous.
    Cher Monsieur Chailley,
    Je lis avec beaucoup d’attention — et souvent avec délectation — vos articles, vos cours et vos réponses aux questions de vos fidèles. Votre rigueur et votre manière d’écrire en sont la cause …
    De temps à autres, rarement, il m’arrive de rechigner à vous suivre. C’est le cas ici — il ne s’agit pas de pratique du bridge — pour ce que vous appelez un oxymore.
    Il me semble qu’un oxymore — par exemple : une sombre clarté, ou un silence éloquent — associe en effet deux termes contradictoires, mais que de cette association découle un sens qui frappe, et souvent un effet littéraire qui enrichit le discours.
    Conviendrez-vous avec moi qu’ « un cue-bid naturel » n’a aucun sens ? Et encore moins un effet littéraire. L’association de deux termes contradictoires est là, certes ; mais qu’est donc sensée signifier cette association ? On n’alerte pas une enchère naturelle, n’est-ce pas ? On ne signale pas non plus une enchère naturelle. Vous ne nierez donc pas que l’expression n’est au mieux qu’une incongruité, au pire qu’un solécisme. Mais, en tout état de cause, ce n’est sûrement pas un oxymore. Croyez -bien que je le regrette, car il est bien rare de pouvoir user de ce terme fort en goût, qui donne un charme de plus à notre belle langue.
    Avec ma respectueuse gratitude, et bridgemment vôtre.
    D.L.

    • Cher ami bridgeur, je suis bien sûr en accord complet avec vos remarques si pertinentes. Mais je ne suis pas le premier à utiliser « [un] procédé rhétorique assez répandu [qui] est de qualifier d’oxymore une expression qui n’est pas censée l’être, dans le but de discréditer le concept. […] Jean-Pierre Chevènement par exemple accusait l’expression « Fédération d’États-nations » d’être un oxymore ; de même pour le philosophe Michel Serres au sujet de l’« identité nationale » (France 3, émission 7 à voir, du 7 mars 2010) » (Wikipédia, article « oxymore »). Alors, avec de telles références, je me rassure, et maintiens ma petite erreur (euphémisme pour « énormité » ?).
      Bien cordialement et bridgeusement (se reporter à une ancienne discussion) vôtre,
      Olivier CHAILLEY

      • Cher Monsieur Chailley,
        Je m’incline devant les références imposantes que vous citez avec adresse. Je ne doute pas un instant qu’une erreur — et même une énormité — puisse trouver une justification qui incite au pardon. Votre aveu vaut bien évidemment toutes les mansuétudes.
        Il reste que souligner une erreur en ajoutant l’erreur à l’erreur est un peu bien osé. On en rit, Dieu merci, avec simplicité quand l’enveloppe est aussi brillante et chargée d’humour qui est la marque de votre site.
        Bien cordialement et « bridgeusement » vôtre.
        D.L.

  2. Je resterai à l’écart de votre discussion sur l’utilisation du mot oxymore qui est est du domaine de la rhétorique.
    En revanche votre article est fort intéressant et je vous remercie vivement pour cet article.
    Bien cordialement

  3. Dans votre article « Faut-il avoir peur des cue-bids 1 », vous donnez l’exemple 1♦-P-1♥-2♥ indiquant que le n°4 possède 5 ou 6 cartes à ♥. Comment faire la différence avec un Michael indiquant un bicolore 5-5 ♠-♣ ?

    • Je crains que vous ne fassiez une énorme confusion. Les Michael cue-bids n’existent (et ne peuvent exister) qu’en intervention directe sur l’ouverture, donc en n° 2 ! Exemples : 1♦-2SA ou 1♠-2♠. Le n°4 ne fait jamais de Michael cue-bid. Et d’ailleurs, votre exemple n’est pas un cue-bid, puisque c’est une enchère naturelle…
      Bien cordialement,
      Olivier CHAILLEY

  4. Ping Faut-il avoir peur des cue-bids ? (2) | Comprenez le Bridge

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *