Principes du jeu de flanc

Secrets Défense, Michelle Auboiron, 2008

Avez-vous vous pu vous rendre compte, au stade où vous en êtes dans vos progrès, que le jeu de flanc est au moins aussi intéressant, sinon plus, que le jeu du déclarant ? C’est avec le jeu de flanc que l’on gagne les tournois, et d’ailleurs, on joue deux fois plus souvent en flanc qu’en étant déclarant. Tout le monde (ou presque…), peut jouer en face du mort de façon correcte, et même parfois brillante. En revanche, la défense demande une réflexion particulière, car, pour réussir son contrat (14 levées moins celles du contrat du déclarant), on est deux ! Bien sûr, comme le déclarant, dès après l’entame, le défenseur voit 26 cartes, celles du mort et les siennes, et il va lui falloir élaborer un plan de jeu. Mais celui-ci ne peut être maîtrisé qu’en concordance avec son partenaire. Ceux d’entre vous qui lisent la revue « Le Bridgeur » connaissent les fameux et nombreux articles d’Alain Lévy sur ce sujet, avec sa « grille des levées du flanc », complétée le cas échéant par la « grille des levées du déclarant », vue par la défense. Il y a quelques années, Marc Kerlero, dans le mensuel « Bridgerama », destiné à des joueurs un peu moins chevronnés, avait consacré un dossier à cette question du jeu de flanc. Il déplorait que les joueurs dussent se contenter de subir le jeu du déclarant, en appliquant vaguement quelques recettes toutes faites, telles que « la faible du mort, gros en troisième, honneur sur honneur, etc. ». Aujourd’hui, ce sujet, qui est évidemment aussi éternel que le sera notre jeu, reste donc d’actualité. Il ne peut être question ici de donner une martingale, ni même de développer in extenso un sujet qui demanderait plusieurs volumes. Je chercherai donc surtout à souligner quelques points de repères, et surtout à donner l’envie au lecteur de s’améliorer dans ce domaine, où la bibliographie est abondante.

L’essentiel est d’être décidé à rester concentré dès l’entame, sans attendre d’avoir la main pour commencer à réfléchir au plan de jeu de la défense. Garder en tête tous les indices qui ne manquent pas de se présenter : « Tiens, Sud a pris le V de mon partenaire avec l’A. Mon partenaire a donc la D ». Vous devez organiser votre défense à partir d’une série d’actions qui doivent être toujours les mêmes, et devenir réflexes. 1°) Compter les points du mort, les ajouter aux vôtres, et partager le résidu (total : 40) entre votre partenaire et le déclarant, selon la précision des enchères et le contrat final. 2°) Essayer de reconstituer le mieux possible la couleur d’entame (honneurs restants, répartition). 3°) Essayer de deviner le plan de jeu adverse, en regardant attentivement le mort (couleur secondaire menaçante, fourchettes favorables ou non, etc.) : le déclarant va-t-il jouer en coupe (jouer atout) ? Va-t-il tenter des impasses (jouer neutre une couleur où l’on n’a rien) ? Pourra-t-il défausser ses perdantes sur une couleur affranchie (prendre des risques pour encaisser ses levées immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard) ? Je vous conseille vivement de vous entraîner constamment à cette gymnastique intellectuelle, même (surtout ?) quand vous estimez que vous n’avez pas de jeu et qu’il n’y a rien à faire. Les mains blanches (0 points), peuvent être parfois décisives, si vous donnez les bons renseignements à votre partenaire (parité, refus, etc…).

Après les enchères suivantes, dans le silence adverse : S 1 – N 2 – S 2 – N 4, vous entamez du ♠R, et votre partenaire prend de l’♠A. Laissez le ♠R face visible, bloquant ainsi le jeu (vous en avez toujours le droit), et refusant de retourner votre carte jusqu’à ce que vous ayez suffisamment réfléchi à la situation : 1°) Points visibles : 12 + 10 = 22 ; 40 – 22 = 18. Sud a ouvert. Est n’aura donc que 6, maximum 7 points. 2°) L’entame : Sud n’a rien à ♠. 3°) Le mort est plat, mais l’impasse au R, bien placé pour Sud, va réussir. Tout est noté ? Vous pouvez retourner votre R♠. Est repart du ♠V. Vous ne savez pas s’il est sec ou encore second, vous prenez donc de la ♠D, et vous rejouez le ♠10. Tout le monde fournit. Quelle est maintenant la situation ? Sud avait 3 petits ♠, et il a forcément l’♣A et AR ou ARD pour justifier son ouverture. Il devient donc impossible de trouver une levée mineure. Le seul espoir réside dans la couleur d’atout, . Si Est a la D (très peu probable), votre V fera chuter. En fait, votre unique solution est d’espérer une promotion d’atout, en jouant le ♠9 en coupe et défausse : il faut souhaiter qu’Est possède le 9, obligeant Sud à surcouper de la D, votre seule chance de faire chuter (et si Est a la D, c’est encore mieux !). Est-ce que ce plan de jeu, en défense, vous a paru si difficile ?

Vous êtes maintenant assis en Est (diagramme de gauche). Toujours dans le silence adverse, Sud joue 4♠ (enchères : S 1♠ – N 2♣ – S 2SA – N 4♠). Ouest, votre partenaire, entame du R. Votre réflexe immédiat : singleton au mort, comment signale-t-on, déjà ? Il faudra faire une préférentielle ? Au lieu de cela, faites donc le petit check-up habituel : 1°) Points visibles 9 au mort + 6 dans votre main = 15 ; 15-17 points en Sud, restent 8 à 10 en Ouest. 2°) Couleur d’entame : le R doit être 5ème en Ouest, car Sud en a dénié 4 (en principe !). 3°) Le mort : quelle que soit la place du ♣R, le déclarant va défiler 5 levées à ♣ qui lui permettront 2 ou 3 (voire 4) défausses de ses perdantes, qui se situent dans les couleurs rouges. Et la couleur est protégée par la coupe du mort. Il faut donc déclencher le plan Orsec, espérant des perdantes à . Allons-y : R pris de l’A, et D ! C’est la dernière fois que vous serez en main, et la seule chance de faire 3 levées dans la couleur… En voyant les 4 mains (diagramme de droite), vous êtes récompensés de votre clairvoyance…

Encore un exemple, mais un peu plus compliqué, après des enchères expéditives, toujours dans le silence adverse : N 1 – S 1♠ – N 4♠. Ouest entame du 2 pour votre R (diagramme de gauche). Avant de retourner celui-ci pour ramasser la levée, faites le point devenu familier : 1°) Les points visibles : 19 + 11 = 30 ; avec au moins 5 points en Sud, Ouest n’en a pas plus de 5. 2°) La couleur d’entame : un nombre impair de en Ouest, plutôt 5, ce qui en laisserait 2 en Sud. 3°) Le mort possède une belle couleur à . Comme vous ne voyez pas très bien quoi faire, vous encaissez l’A, et Sud fournit la D (donc, Ouest a bien 5 cartes à ). Vous êtes toujours en main. Vous ferez le R plus tard, et si Ouest a l’♣A, il le fera toujours. Mais si Sud a l’♣A, il ne faudra jouer ♣ à aucun moment, sous peine de lui « filer » la 10ème levée : s’il a 5 cartes à ♠, il en fera toujours 10, mais s’il n’a que 4 ♠, il ne fera que 9 levées si on le laisse manipuler ses ♣ tout seul : 4 ♠, 3 , et 2 ♣). Les ne menacent pas vraiment (le déclarant est 4-2-3-4). Evidemment, si Sud possède la ♣D aussi, il n’y a aucune solution pour la défense, d’où l’hypothèse de nécessité : Ouest a la ♣D. Conclusion : la solution est de toujours jouer neutre : ♠ tout de suite, puis, après l’impasse au R, rejouer . On fera un ♣ en fin de coup. Si la défense joue ♣, elle perd sa levée naturelle dans la couleur…

Ces quelques exemples vous ont montré que le plus souvent, avec des raisonnements simples, on peut réaliser un bon flanc. Au passage, vous avez pu constater que les bons raisonnements découlent aussi d’une bonne signalisation par votre partenaire, et notamment le « pair-impair », auquel il ne faut sous aucun prétexte déroger. Combien de fois ai-je entendu « je n’ai pas voulu éclairer le déclarant en montrant ma parité » ? En vérité, c’est surtout votre partenaire que vous trompez dans ce cas ! Le déclarant, s’il ne peut pas se passer d’une impasse, où si une seule répartition lui convient pour réussir, posera ses hypothèses de nécessité, et votre « ruse » ne le gênera en rien ! Pour ceux d’entre vous qui sont inscrits à la FFB, et qui par conséquent reçoivent la revue l’As de Trèfle, je vous invite, après avoir lu cet article, à faire (ou refaire) les exercices de défense du dernier numéro (n° 34 de septembre 2018) que vous trouverez en fin de revue, à la page 28. Il s’agit, dans la mesure du possible, de compter la main du déclarant, au cours de 6 exercices, pas toujours faciles…

En conclusion, j’espère que lorsque vous serez en flanc (deux fois sur quatre), même avec un jeu qui paraît décevant (comme le deuxième exemple ci-dessus), vous saurez vous astreindre à la petite gymnastique d’esprit qui vous permettra de relancer la bonne carte, celle qui fait chuter le déclarant. Un peu de concentration vous permettra de vous appuyer sur un raisonnement, plutôt que de vous en remettre plus ou moins au hasard. La défense est, pour les bons joueurs, le compartiment le plus fascinant du jeu de bridge, celui qui donne le plus de satisfaction intellectuelle, et accessoirement celui qui permet de gagner les tournois. Ce n’est pas rien !

Olivier CHAILLEY

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